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18 mai XXX5

Parfois, j'aimerais pouvoir être capable de faire ravaler leurs mots à quelqu'un, ne pas les avoir entendus, ne pas savoir, ignorer complètement ce qui peut m’échapper. Il est des réponses si douloureuses que l'on regrette d'avoir tant cherché.

J'ai rencontré Arkhel ce soir alors que je poursuivais son père, il n'a cessé de parler par énigme jusqu'au moment de se décider enfin à dire ce qu'il savait. Voilà des mois qu'il évite le sujet et je comprends mieux pourquoi à présent.

Il a demandé à me rejoindre dans ma chambre et malgré mon appréhension, mon besoin de savoir était trop fort pour refuser. Il est resté un long moment à m'observer avant de me raconter ce qui semblait être un conte.

"Il y a bien longtemps, la Forêt Noire n'avait pas le visage sombre qui est aujourd'hui le sien, elle resplendissait et rivalisait en beauté avec la Forêt d'Or. Je suis plus âgé que toi, j'ai connu ce temps merveilleux où l'on pouvait danser et chanter partout où on le désirait sans risquer rien d'autre qu'une foulure ou une extinction de voix.

Je me souviens de l'arrivée de tes parents et de la surprise que cela a provoquée, les Elfes n'appréciaient pas la présence de ta mère qu'ils voyaient comme une étrangère. Très vite, ils se sont retrouvés mis à l'écart par certains et ont préféré construire une demeure  loin des grandes villes pour t'offrir un cadre paisible libre de toute contrainte.

Lorsque tu es née, tes parents étaient les plus heureux au monde, ils t'ont donné toute l'affection qu'ils pouvaient et chacun de leurs amis était heureux pour eux. Nous étions curieux de ton développement. Tu peux comprendre, je pense, tu étais à moitié Elfe et à moitié Humaine, ce qui est rare. Tu as grandi bien plus rapidement que n'importe lequel d’entre nous, si bien qu'après quelques années notre écart d'âge s'est réduit comme peau de chagrin.

Nous étions toujours l'un avec l'autre, les gens étaient amusés de nous voir collés ensemble et nous taquinaient. À cette époque, j'étais certain que ce Lien qui était le nôtre ne pourrait pas disparaître avec le temps. Mais je me trompais lourdement.

Alors que pour ta croissance tu avais atteint une dizaine d'années, nous sommes allés dans la forêt ensemble, je voulais te faire découvrir l'un de mes endroits préférés, une clairière baignée de verdure alors que les arbres perdaient déjà leur feuillage tout autour.."

Sa voix s'est éteinte, l'évocation de ce souvenir était bien trop douloureuse pour lui. Il a effleuré ma main puis l'a saisie et en a retiré le gant. J'avais compris depuis longtemps déjà qu'il savait pour ce que je cachais. Lentement, il a passé son doigt autour de la tâche d'un noir abject qui orne ma paume et une partie de mon poignet, dessinant chacune de ses aspérités. Puis il affronta le contact de la plaie glaciale en traçant des cercles plus restreints faisant penser à des marques de croc.

"Je t'ai perdue de vue un instant, tu devais t'être éloignée pour ramasser une quelconque fleur et tu as crié. J'ai couru dans ta direction, mais un archer est arrivé avant moi, il a abattu de quelques flèches l'ouargue qui t'avait attaquée. Ta main était ensanglantée, pas d'un sang rouge profond, mais noir comme si un poison s'y était mêlé et coulait par ta plaie.

Tu le sais comme moi, les légendes parlent de Morgoth qui avait le pouvoir de corrompre les Elfes comme les Hommes pour qu'ils soient changés en serviteurs puissants et à sa merci. Nous ne savons pas exactement s'il s'agit d'un sortilège, d'un poison ou d'autre chose ni de quelle façon cela se transmet, mais ce mal t'avait atteinte de plein fouet et la morsure de l'horrible créature n'avait fait que révéler ce qui se cachait en toi depuis longtemps.

L'archer n'a pas voulu te toucher en voyant ta blessure alors je t'ai portée moi-même jusqu'à tes parents qui ont cherché de l'aide où ils le pouvaient. J'ignore ce qu'il s'est passé ensuite, mon père est venu me chercher puis il m'a dit que nous devions te laisser te reposer car tu allais mieux. À chaque fois que j'ai demandé à te voir, il trouvait une excuse pour ne pas me l'autoriser, jusqu'au jour où nous sommes partis pour un long voyage."

Il a tenté de m'attirer à lui, mais j'ai résisté. J'avais besoin de connaître cette partie de l'histoire mais je ne pouvais lui offrir ce qu'il désirait. Il s'est résigné et a poursuivi.

"Je pense que ce sont tes origines qui t'ont sauvée, ce maléfice ne pouvait s'appliquer qu'à une part de toi tandis que l'autre te protégeait. J'ignore ce que tes parents ont fait, peut-être que mon père le sait, lui."

J'ai hoché la tête, nous en étions arrivés à la même conclusion. Il s'est levé et m'a tendu une carte, il avait entouré dessus ce qui devait être les lieux de passages de son père. Avant même que j'ai pu le remercier, il était sorti de ma chambre.