chap19-1.pngYualë se frayait un chemin parmi la foule de fêtards tout en cherchant Camellya du regard. Voilà quelques jours qu’elle lui avait demandé de la rejoindre aux festivités d’automne de la Comté.

Elles ne s’étaient pas quittées très longtemps. L’Humaine l’avait accompagnée dans les grottes,  chez cet artisan nain qui avait excepté de la tatouer. Il avait regardé les croquis en bougonnant dans sa barbe grise qu’il caressait régulièrement comme pour trouver l’inspiration. Après avoir étudié la main de l’Elfe, il avait hoché la tête et dessiné une nouvelle esquisse, synthèse parfaite et élégante des croquis de Yualë, des marques sur sa peau et d’une rune de protection calligraphiée. Pendant ce temps, Camellya s’était installée dans un fauteuil et s’occupait en mangeant des fruits, visiblement habituée aux rituels du tatoueur. Ce dernier continuait à étudier le dessin et, quand il fut prêt, réclama l’encre en tendant une main. Camellya lui avait lancé négligemment la fiole qu’elle avait dans sa poche. Le Nain remonta la manche de l’Elfe sans ménagements et orienta son bras d’une façon qui lui convenait. Quand il fut tout à fait satisfait, il prit du recul, consulta son croquis en marmonnant et hocha la tête. Tout était prêt. Il trempa alors son index dans l’encre et entreprit de dessiner le motif dans l’air. En repassant plusieurs fois sur les traits, ils semblaient apparaître et se mouvoir. Si Yualë était un peu impressionnée, Camellya profitait du spectacle et semblait s’amuser. L’artisan mit le point final à la rune qui scintilla quelques instants avant de prendre place sur le bras et la main de la jeune Elfe.


Yualë regarda sa main non gantée et apprécia le dessin une fois de plus. Ces secondes d’inattention la firent trébucher. Quelqu’un la retint, mais la personne était déjà partie avant qu’elle ne puisse la remercier. Un homme, sans doute, portant une cape, comme beaucoup de monde autour d’elle. Car les fêtes d’automne battaient leur plein. Trois jours où les peuples se mélangeaient, festoyaient et s’amusaient ensemble. Dans la cohue, Yualë aperçut enfin son amie, installée à une table, verre à la main, et se fraya un passage jusqu’à elle. Pendant tout ce temps passé avec la capitaine, elle avait remarqué à quel point cette dernière était connue et populaire. Elle avait un mot gentil pour tous et savait écouter. Camellya fit signe à l’Elfe de la rejoindre. Elle n’en était pas à sa première pinte, c’était certain la connaissant, mais elle tenait très bien l’alcool, et Yualë était toujours partagée entre admiration et indignation devant cette qualité étrange.

« Tu es vraiment sûre de ne pas avoir de sang nain ? », lui demanda-t-elle une nouvelle fois, avec une pointe d’ironie.

Camellya éclata de rire. « Toujours pas, mais tu serais surprise. » Et elle lui adressa un clin d’œil. Yualë n’eut pas le temps de répliquer car une serveuse déposa deux verres sur leur table. « De la part du charmant jeune homme là-bas. » Elle se tourna pour désigner une table lointaine, mais elle était vide. « Ah, il n’est plus là. Mais je vous assure qu’il était vraiment charmant. » Camellya la congédia d’un sourire et considéra la boisson offerte. Un vin léger mais excellent et parfumé. « C’était pour toi visiblement. Quelqu’un de censé me commanderait une boisson beaucoup plus forte. » Yualë répondit par une moue peu convaincue et considérait son verre avec suspicion. Son amie l’encouragea à boire et elle daigna plonger ses lèvres dans le vin. Il était bon, effectivement, très doux et fruité.


C’était le dernier jour des fêtes et Camellya rongeait son frein. Avec une fiole de sang de Coriolan, elle avait reçu un courrier très court avec les mots énigmatiques “festivités d’automne”, “musique” suivis de “soyez-y toutes les deux”. Il ne s’était toujours rien passé d’extraordinaire, alors elle tentait de prendre du bon temps, tant qu’à faire. Elle regardait sa compagne discrètement. Yualë avait très bien réagi au tatouage runique et le résultat était vraiment exceptionnel. Camellya nota mentalement qu’il fallait absolument qu’elle envoie un tonneau de sa bière forte au Nain. Elle lui avait donné ses carnets de voyage en expliquant qu’Arlienon, le tête en l’air, les avait oublié dans les écuries, espérant que son mensonge soit assez crédible pour passer inaperçu. Ainsi que le paquet et la lettre de Coriolan. Elle les avait regardés avec une certaine appréhension, mais les avait emmenés avec elle après avoir dû promettre à Camellya qu’elle les ouvrirait.


Yualë était rentrée quelques jours chez elle, en Ered Luin. Elle avait défait le paquet et ne se lassait pas de regarder le petit cheval en bois. Il semblait avoir servi à un enfant, mais comme aucun mot ne l’accompagnait, elle ne pouvait en savoir plus. Elle finit par le déposer sur une des étagères collectant ses cahiers. Ceux de son voyage avaient été mis de côté, elle avait finalement décidé de ne pas y toucher, suite à la lecture de la lettre qui avait mis fin à ses hésitations. Elle l’avait ouverte assez tard. L’écriture était simple et claire. Les souhaits de cet inconnu l’avait touchée plus qu’elle ne voulait l’admettre. Elle n’eut pas plus de temps pour profiter du calme de sa demeure, Camellya lui demandait déjà de la rejoindre pour les fêtes.


La fête bâtait son plein. Une rumeur éclata et le brouhaha se propagea. Camellya arrêta une serveuse pour lui demander ce qu’il se passait.

« Olalalala, le baladin de ce soir a dit qu’il ne viendrait pas. C’est que c’est quelqu’un d’un peu connu, à c’qu’il paraît. Ça va faire du barouf. Olalala, faut qu’j’y aille sinon vont tout casser, et qui va nettoyer après ? »

La capitaine saisit cette occasion, avec une idée en tête. Elle fit signe à Yualë de la suivre de près. Elle écartait doucement mais fermement les personnes sur son chemin. Arrivée au centre de l’attroupement en colère, elle avisa la table la plus proche et grimpa dessus.

« Allons, allons. Mes amis, nous sommes là pour nous amuser, n’est-ce pas ? Avons-nous besoin d’un baladin connu pour cela ? »

Elle avait capté l’attention. Elle accorda alors minutieusement son théorbe.

« Ce n’est pas mon métier et je n’ai jamais eu un public d’une telle qualité. »

Les spectateurs rirent.

« Je vais vous jouer quelques morceaux. On va voir ce que ça donne. »

Elle sourit et commença à jouer. La clameur était retombée, les gens écoutaient avec attention, la bière coulait à nouveau à flots. Les mélodies étaient joyeuses, mais Yualë ressentit la mélancolie qui s’en dégageait malgré tout. Après une dizaine de minutes de jeu, Camellya marqua une pause.

« Voilà, qu’est-ce que vous en pensez ? Et si nous faisions appel à quelqu’un de plus compétent que moi en la matière ? Mon amie, ici présente, est la fille d’un grand musicien et conteur. »

Elle tendit la main vers Yualë pour la faire monter sur la table. L’Elfe la regardait avec stupeur, la suppliant presque. Le regard de Camellya lui fit comprendre qu’elle n’avait pas le choix et elle s’exécuta en soupirant.

« Fais honneur à ton père », lui souffla-t-elle avant de la laisser seule sur la table avec sa harpe.

Tous les regards étaient tournés vers elle et elle maudit intérieurement Camellya. Elle prit une profonde inspiration et commença à chanter. La nuit tombait doucement.


Après quelques morceaux, Camellya s’éclipsa et se dirigea vers une table un peu isolée pour boire. Elle s’installa à côté d’un homme dont les passants ne semblaient pas remarquer la présence. Retiré le plus dans l’ombre possible, capuche sur la tête, il écoutait attentivement la harpe et la voix de Yualë.

« C’est ce que tu voulais ? »

La question de Camellya le fit sursauter. Il se tourna un peu vers elle et la lune éclaira son visage.

« C’est parfait. »

Coriolan sourit.

« Et le musicien d’origine ? »

« J’ai chargé Myralia de lui faire une proposition plus intéressante. »

Camellya haussa un sourcil.

« Il a accepté un cachet supérieur pour aller jouer à Fondcombe. »

« C’est un Elfe ? »

« Le plus drôle dans cette histoire, c’est qu’il s’agit d’Arkhel... »

Il sourit alors que Camellya manqua de s’étouffer avec sa bière. Elle avait bien compris tout ce que cela impliquait et elle savait qu’elle devrait s’offusquer, mais après tout, pour une fois qu’on faisait un tour pendable à un Elfe...

Coriolan se pencha vers elle et chuchota : « En amour comme à la guerre. »

L’instant d’après il avait disparu dans la foule, laissant un morceau de papier dans la main de son amie. Camellya avala sa bière d’un trait et décida qu’il était grand temps de délivrer Yualë de son public.