chap34.pngCoriolan avait pris une journée pour organiser son voyage jusqu’à Caras Galadhon. Et pour se préparer à ce qu’il allait devoir affronter. Préparation était somme toute un bien grand mot. Il essayait surtout de ne pas y penser. Elanorel le regardait seller son cheval. Il portait son haubert taillé dans le style des Hommes de l’Orient et son insigne d’officier brillait sur son col. Elle était satisfaite.

« Tout est prêt. »

« Très bien. »

Elanorel s’approcha de lui pour le prendre dans ses bras. Coriolan fut surpris, ces élans d’affection n’étaient pas dans ses habitudes. Elle déposa un baiser sur sa joue. « Conjurons le sort », pensa-t-elle. Et lui souffla à l’oreille « Va la rejoindre, elle t’attend, c’est certain ». Il lui rendit son étreinte. « Merci pour tout. »

Coriolan partit, Fumée sur les talons. Loin des galeries fréquentées, il monta à cheval. L’étalon bai hennit, heureux de retrouver son maître et ami.

« En avant, nous allons à Caras Galadhon, tu connais le chemin. Je m’occupe du reste. Tâchons d’arriver en un seul morceau. »

Fumée frappa le sol du sabot pour signifier son accord et se lança dans une course folle. Il ne s’arrêtait qu’à certains endroits précis où Coriolan mettait pied à terre et le guidait pour contourner des obstacles.


La Porte des rigoles sombres n’était plus très loin, il leur suffisait de traverser la Première salle. Coriolan savait que l’endroit pouvait se révêler dangereux, idéal pour un traquenard. Aussi, il redoubla de prudence, avançant à pied, de colonne en colonne, nettoyant la zone de façon systématique. Puis il passa de l’autre côté.

L’air, l’odeur de l’herbe, la couleur du ciel... Il appréciait énormément la Moria, la majestueuse cité des Nains d’antan. Son architecture grandiose, sa démesure... Les Nains étaient assurément de grands bâtisseurs et savaient faire preuve d'ingéniosité. Mais sentir le vent sur son visage alors que Fumée galopait dans les plaines vertes de la Lorien avait une tout autre saveur.


Coriolan prit quelques précautions pour son entrée dans Caras Galadhon, il ne tenait pas à croiser Yualë de cette façon. Une fois de plus, il se servit des contacts de Renawen pour se loger. Il rafraîchit sa tenue et prit soin de Fumée avant de sortir déambuler quelques heures dans les allées de la cité elfe, à la tombée de la nuit. Il savait que Nabi ne tarderait pas à se montrer, aussi il patienta, assis devant la cheminée de la chambre mise à sa disposition. Cela lui laissa un peu de temps pour réfléchir à comment il allait procéder. Il rédigea un mot très court qu’il ne signa pas. Nabi choisit ce moment pour entrer par la fenêtre.

« Les portes, c’est trop commun ? »

« Pfff, laisse-moi m’amuser, sois pas rabat-joie. »

Elle se pendit à son cou.

« Nabi, s’il te plaît... »

« J’étais inquiète, tu sais. Tu ne bougeais plus du tout... »

Elle renifla. Il la repoussa doucement pour pouvoir prendre son visage entre ses mains.

« Je vais bien, tu vois. Ne te fais plus de souci. »

Et il la serra dans ses bras. Il savait qu’il devait ménager la jeune fille. Elle l’avait pris en affection et le considérait comme son frère. Elle ne semblait pas avoir de famille, du moins pas à leur connaissance, alors il se pliait au rôle du grand frère sans rechigner. Il l’embrassa sur le front.

« J’ai besoin de tes services. »

« M’en doutais... Je dois faire quoi ? »

« Tu sais où elle est ? »

Nabi fit signe que oui d’un hochement de tête.

« Peux-tu t’arranger pour qu’elle reçoive ça très vite ? »

Il lui tendit la lettre.

« D’accord. »

Elle se dirigea vers la fenêtre mais fit volte face brusquement.

« Je suppose que tu n’as plus besoin de ça. »

Il reconnut aussitôt la fiole qu’elle tenait dans la main. Le recours du désespoir. Avant qu’il n’ait eu le temps de dire ou de faire quoi que ce soir, Nabi lança la fiole dans le feu.

« Maintenant, tu es obligé de réussir. »

Et elle prit la fille de l’air par la fenêtre, laissant Coriolan stupéfait.


Il était très facile pour Nabi de s’acquitter de la tâche qui lui avait été confiée. Aussi, elle décida de se lancer dans une livraison acrobatique pour rendre la chose intéressante. Sous les rayons de la Lune, elle courait d’arbre en arbre pour rejoindre la petite auberge où séjournait Yualë. Elle resta tapie dans l’ombre et le feuillage pour observer l’activité de la chambre. La fenêtre était restée ouverte, elle voyait la lueur des flammes dans le foyer. Elle se risqua sur le rebord de la fenêtre. L’Elfe semblait dormir paisiblement. Nabi s’approcha en faisant le tour de la chambre. Un carnet en cuir, qu’elle effleura du bout des doigts, quelques tissus, des vêtements de coupe elfique, elle fit la grimace. Soudain, son instinct de chasseur lui indiqua un danger proche. La louve ! Elle avait oublié la louve ! L’animal dormait en boule au pied du lit, ses oreilles bougeaient. La jeune fille se savait repérée, elle agit alors aussi vite que possible. Elle plaça sa main autour de la gueule de la petite louve pour l’empêcher de réveiller sa maîtresse. Nabi pesta entre ses dents.

« Chut, par Bard ! Tu vas tout faire rater. »

Lossëa semblait plus intriguée par cette invitée surprise que prête à donner l’alerte. S’en remettant à Bard et aux archers les plus légendaires, Nabi lâcha l’animal et déposa la lettre à côté de Yualë qui s’agitait dans son sommeil. Avant de partir par où elle était arrivée, elle lança un morceau de viande séchée à la louve en lui faisant signe de se taire.


Une tenue bleue et des cheveux châtains tombant en cascade sur les épaules pour elle. Un haubert brun avec des renforts en métal et des cheveux bruns foncés pour lui.

Yualë se réveilla en sursaut. Ce rêve qu’elle revivait chaque nuit la frustrait toujours, même s’il gagnait en précision. Elle se tourna dans le lit et sentit une feuille de papier sur son visage au lieu du tissu de l’oreiller. Elle se frotta les yeux et alluma une chandelle. C’était une lettre.


« Celurlin brille de mille feux sous les yeux de la Lune. »


L’écriture ne laissait aucun doute, malgré l’absence de signature. Comment ? Elle considéra Lossëa qui mâchonnait quelque chose. Elle ne pouvait pas encore compter sur elle pour monter la garde. Mais cela importait peu car ce message était sans doute le signe qu’elle attendait.

Rendez-vous devant Celurlin la nuit prochaine. Voilà ce qu’elle comprenait. Elle se demanda si elle pourrait se rendormir.


Coriolan s’était préparé toute la journée, délassant ses muscles fatigués pour s’occuper l’esprit. Il sortit quand la nuit était déjà installée et prit des chemins détournés pour arriver au lieu du rendez-vous. Il espérait qu’elle avait compris. Les allées de Caras Galadhon n’était pas très fréquentées à cette heure. Cet homme en haubert de Rhûn ne passait pourtant pas inaperçu, surtout qu’il sortait de la maison d’une famille prestigieuse. Quelques Elfes gloussèrent en le croisant. Coriolan rougit en les entendant parler de lui et pressa le pas.

Le cygne de Celurlin scintillait. Il était le premier arrivé et cela l’arrangeait. Il s’installa sur un banc, en face de la fontaine. A mesure que les secondes passaient, son coeur cognait plus fort dans sa poitrine.

Il entendit des bruits de pas, mais ce n’était que quelques Elfes qui rentraient chez eux. Il soupira. De nouveaux bruits de pas, une seule personne. Il releva la tête, c’était bien elle. Une robe rouge de coupe elfique toute simple, resserrée à la taille par une ceinture d’un rouge plus profond, une cape aussi rouge que la robe. Il voyait son visage à la lueur de la Lune. Ses cheveux détachés étaient simplement retenus par le serre-tête incrusté de pierres qu’elle avait l’habitude de porter. Coriolan avait le souffle coupé, elle était magnifique. Il se souvint qu’il ne l’avait vue que de très rares fois en robe, tant elle s’y sentait mal à l’aise. Quelque chose avait changé ?

Il lui fit un signe de main pour qu’elle le rejoigne. Il se leva pour l’accueillir. Sa démarche était gracieuse et son visage serein. Il s’agenouilla devant elle et déposa un baiser sur sa main.

« Dame, j’ai un aveu à vous faire. »

Pour dissimuler son trouble, il s’écarta d’elle et lui tourna le dos pour parler. Il ne pouvait plus reculer. Yualë prit place sur un banc, sans poser de question.

« Dame, vous m’avez demandé si quelqu’un m’attendait. Il y a cette dame, chère à mon cœur. Nous nous sommes rencontrés pour la première fois à Echad Dunnan. Puis dans la Moria, où je l’ai guidée car elle prétextait un très mauvais sens de l’orientation. Nos routes se sont croisées plusieurs fois par la suite. Je croyais qu’elle me suivait, mais ses remarques effrontées me faisaient douter. Ce dont j’étais certain, c’est qu’elle me plaisait. Elle, que pensait-elle de moi ?

Elle a rejoint ma confrérie. Et je ne sais pas exactement comment ni pourquoi, nous nous sommes rapprochés. J’ai fait un serment en prenant la Lune à témoin. Je lui ai juré un amour inconditionnel, quoi qu’il m’en coûte. Ce n’était pas des paroles en l’air. Peu de temps après, elle me fit part de son départ pour un voyage dont je ne savais rien. Je profitai de ce moment pour lui offrir une couverture que j’avais faite tisser pour elle. Je ne savais pas quand elle reviendrait. Je l’ai attendue. »

Il reprit son souffle.

« Je l’ai attendue si longtemps. Son absence me pesait. Et elle est revenue. Mais elle avait tout oublié de moi. J’ai lu ses lettres, j’ai même lu ses carnets où elle a l’habitude de tout consigner. J’ai lu tout ce qu’elle ressentait pour moi, combien elle avait peur. Puisqu’elle m’avait oublié, je pris le parti de ne pas lui imposer mes sentiments et de la reconquérir. J’ai usé de stratagèmes pour éloigner mon potentiel rival et pour l’entendre, elle, jouer de la harpe aux festivités de l’automne.

Quand elle est retournée chez elle après sa convalescence, je l’ai suivie et j’ai commencé à déposer des fleurs, à l’aube, sur le pas de sa porte. Des fleurs blanches pour lui signifier mon amour et des myosotis. Elle comprit que la personne qui lui apportait des fleurs n’était autre que celui qu’elle avait oublié. Le matin où elle déclara me rendre ma liberté est encore un déchirement pour moi. Elle n’avait pas vu mon visage, aussi je l’ai suivie dans son nouveau voyage. Je n’osais l’aborder. La flèche inattendue d’un gobelin m’a permis d’établir le contact. »

Il marqua une pause.

« Je porte, moi aussi, le lourd poids du passé. Et il s’est rappelé à mon bon souvenir. Mes maux de tête ont manqué de me faire sombrer. Les herbes que je prenais m’ont permis de tenir le reste du voyage, mais chaque jour était plus difficile et douloureux. Elle a tenu à ce que nous voyagions ensemble, finalement. Elle allait vers la Lorien. Je savais que j’arrivais à mes limites et j’ai dû me résoudre à prendre la décision qui s’imposait. Je l’ai guidée dans la Moria une nouvelle fois et ma route s’est arrêtée à la XXIe salle. Notre séparation fut un déchirement. Mon cœur était brisé et ma tête sur le point d’exploser. Des amis que je n’attendais pas étaient là et je ne me souviens pas de ce qu’il s’est passé ensuite. Quand je me suis réveillé, on m’a annoncé que j’étais guéri. J’ignore comment, qui et quel fut le prix à payer, mais me voilà, sans douleur, sans plus avoir à me soucier de cette vieille blessure. Mon maître d’arme m’a alors rappelé mon devoir et le serment de loyauté que j’ai fait à notre capitaine. Ils ont besoin de moi, que je mette de l’ordre dans ma vie.

Je me suis rendu à Caras Galadhon, je savais qu’elle y était et je lui ai donné rendez-vous au clair de Lune, ici, pour tout lui avouer.

Maintenant, je suis suspendu à sa décision. Je suis prêt à reprendre ma route, seul, sans pour autant l’oublier. »

Sa voix se brisait.

« Ma vie est suspendue à tes lèvres, Yualë. »

Yualë s’était levée et approchée discrètement de lui. Elle le prit dans ses bras.


Perchée sur une branche, Nabi n’avait pas perdu une miette de la scène qui se déroulait devant la fontaine. Quand elle vit Yualë se lever, elle sourit. Elle sortit une fiole de sa poche, identique à celle qu’elle avait jetée dans le feu et commença à jouer avec. Elle la lança en l’air et la rattrapa au vol.

« Non, tu n’as plus besoin de ça. »

Et elle fila dans la nuit.