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15 novembre XXX5


Nous avons atteint Gwingris ce soir, la route n’était pas longue, mais je n’avais pas envie de presser Coriolan qui ne semblait pas au meilleur de sa forme. Il ne me dit rien à ce propos, mais je n’en ai pas besoin. Il y a quelque chose de particulier chez lui, d’indéterminable, qui fait que je sais. La liste des faits étranges le concernant commence à être longue, quoi que celle à mon sujet prend également des proportions conséquentes. J’en viens à me demander s’il était prudent d’accepter sa proposition. Non que son attitude soit teintée d’une quelconque agressivité mais je ne comprends pas certaines de nos réactions.

Il est difficile de mettre en mots ce qui me trouble, j’ai comme la sensation que nous nous connaissons depuis longtemps. Ma familiarité avec lui est proche de celle que j’ai avec Arlienon, pourtant cela ne fait que peu de temps que nous voyageons ensemble.

Et puis il y a ses regards, comme s’il désirait s’imprégner de moi.. Cela me rend mal à l’aise. Dans ces moments-là, je cherche à lui échapper. Je pense qu’il l’a compris, au point qu’il ne me propose plus de m’accompagner lorsque je vais chasser. Ces instants, seule avec Fanyarë ou Menelyan, me font le plus grand bien.

Nous continuons notre petit jeu des questions réponses, ses réactions sont toujours modérées, quoi que je dise. Il ne m’a pas ré-interrogée au sujet de la chaîne et du pendentif, cela m’arrange car j’ignore comment lui répondre.



..~*~..



16 novembre XXX5


Tout à l’heure, nous avons aperçu un petit village. Il y avait des enfants non loin de ses limites, ils jetaient des cailloux à ce qui semblait être la dépouille d’un animal. C’est en approchant que je me suis rendu compte que la créature était encore vivante. Je suis descendue de cheval et j’ai renvoyé les gamins chez eux, mais il était trop tard pour la pauvre bête.

Je n’arrive pas à saisir si l’on cherche à m’envoyer un message ou si tout n’est que coïncidences.. La créature gisant au sol n’était autre qu’une louve famélique, son pelage sombre inhabituel contrastait avec la couleur sable de la terre desséchée. Chose surprenante, elle devait allaiter alors que ce n’est pas la saison. J’en ai déduit qu’il devait s’agir d’une solitaire et qu’elle n’avait approché la ville que dans le but de trouver de la nourriture. N’ayant pas la protection de sa meute, elle n’avait d’autre choix que de chaparder pour sa survie et celle de ses petits.

En règle générale, les couples de loups se forment pour la vie entière, qu’en est-il pour ceux qui sont rejetés par la meute ? Qu’en est-il pour moi qui en étais une.. Puisque je me suis incarnée en ce qui m’était le plus proche le temps de ma guérison, suis-je soumise à la même règle ?


Je crois bien avoir pleuré un long moment, Coriolan a semblé comprendre ma peine. Il n’a rien dit quand j’ai annoncé que j’allais chercher les louveteaux. Nous avions de toute façon l’intention de nous arrêter aux abords de cette ville pour la nuit alors j’ai promis que je m’en occuperais en chassant et que je serais de retour avant la tombée de la nuit. “Une vie pour une vie”, c’est ce que j’ai dit une fois prête avant de partir. “Vous n’avez pas à vous justifier auprès de moi”, a-t-il répondu.

Je reconnais être revenue un peu tardivement, la louve ayant emprunté un terrier comportant de nombreuses galeries, j’ai eu bien du mal à trouver ses petits. Enfin sa petite, les autres ont dû périr affamés ce qui n’est pas surprenant. Lorsque je suis arrivée, Coriolan se préparait à partir à ma recherche, je n’aurais pas cru qu’il serait si inquiet. Il a d’ailleurs pâli en voyant dans quel état je rentrais, j’ai dû ramper pour trouver la boule de poil, alors j’imagine que je devais être couverte de terre et d’égratignures.

Je lui ai confié la petite louve le temps de me laver dans la rivière non loin. En revenant vers eux, j’ai remarqué que la dépouille de sa mère avait été retirée. A sa place se trouvait un amoncellement de pierres, probablement pour lui offrir une tombe. Je n’ai pas besoin de lui demander si cette attention vient de lui. Cela me touche beaucoup.

De là où je me trouvais, je pouvais voir qu’il était en train de nourrir la survivante avec les restes du repas de la veille. En observant son pelage à la lumière des flammes, j’ai été surprise. Je la croyais entièrement blanche, sa patte avant gauche est en fait teintée de noir. J’en viens à me demander si je suis pas responsable de son existence, d’une façon ou d’une autre.


Je m’étais arrêtée à la limite du feu pour les regarder, Coriolan m’a indiqué une place à ses côtés et m’a aidée à démêler cette satanée chevelure. Si Lya ne m’avait pas promis de me découper en morceaux si j’osais y toucher, je crois bien que je les porterais aussi courts que lorsque j’évoluais au sein de la Garde.


Coriolan est vraiment un homme charmant, faire route avec lui est agréable, en partie parce qu’il comprend que j’ai besoin de calme et de silence. Peut-être est-ce la même chose pour lui ? A travers notre petit jeu, j’en ai appris plus sur ses origines, je n’ai pas encore osé l’interroger sur son frère et ce qu’il s’est passé entre eux. Je le ferai demain.



..~*~..



17 novembre XXX5


Je crois que Coriolan aime beaucoup Lossëa, il l’a gardée avec lui une bonne partie du trajet de la journée. Il a moins apprécié lorsqu’elle a tenté de lui voler ses gants. J’ai rarement autant ri de ma vie, tant et si bien j’ai eu du mal à articuler que j’allais lui en refaire d’autres. La situation de mon compagnon de route m’inquiète. Quelque part, la présence de cette petite créature détend l'atmosphère.

J’ai terminé ma besace et ma cape tout à l’heure, je dois m’occuper de finir de broder la sienne. Lorsque je travaille, il s’approche de moi et me regarde faire. Il semble curieux de voir comment je m’y prends, alors, entre deux fredonnements, j’explique le but de mes actions. J’ai pris ma vieille cape tout à l’heure, je voulais en utiliser le cuir pour lui faire ses gants. Il semblait réticent lorsque j’ai posé sa main dessus pour prendre ses mesures. Il n’a eu l’air rassuré que lorsque je lui ai affirmé que seule les bordures étaient en loup. L’aurais-je contaminé ? Ou bien Lossëa s’en serait-elle chargée ?

Découper et coudre les gants n’a pas été long, c’est un travail auquel je suis habituée, mais j’avais envie de dessiner. Je lui ai demandé de les mettre et me suis amusée à utiliser de la teinture pour peindre directement les motifs sur le cuir. J’ai profité de ce moment pour l’interroger sur son frère. Retranscrire la discussion me semble le plus approprié.


“Pouvez-vous m’expliquer ce qui s’est passé entre vous et votre frère ?”, lui ai-je demandé. Il a grimacé mais, avant que j’ai eu le temps de lui dire qu’il n’avait pas à me répondre s’il ne le souhaitait pas, il avait commencé son histoire.

“Mon père a disparu et ma mère est morte jeune. Nous étions trois. Ma soeur nous a élevés du mieux qu’elle a pu. Disons que mon frère n’a pas pris une voie respectable. Il vit en séduisant des femmes fortunées. Enfin, s’il est toujours en vie.”

Il a marqué une pause. Je n’étais pas sûre qu’il allait continuer son discours, je me suis donc concentrée sur mes volutes, l’air de rien.

“Il les séduit pour leur argent, mène une vie de prince, en courtise plusieurs en même temps. Je ne serais pas surpris que son corps soit retrouvé dans un fossé. Un jour, notre soeur a décidé d’aller vivre sa vie. Elle a quitté la maison, cette maison que lui ne fréquentait que lorsqu’il avait des problèmes. Quand il est revenu, nous nous sommes disputés. Il m’a accusé de la cacher ou de l’avoir chassée. Il avait perdu toute raison. La dispute s’est changée en bagarre et j’ai reçu un coup sur la tête. J’ai malgré tout eu le dessus et je l’ai mis à la porte. C’est après ça que j’ai pris la décision d’emballer mes affaires et de quitter le Rohan.”

Je l’ai senti tellement triste que j’ai posé mon pinceau et n’ai pas pu m’empêcher de le prendre dans mes bras.

“Vous n’êtes pas responsable, vous avez fait ce qu’il fallait..”, me suis-je entendue lui dire.

“Vous allez vous tacher avec la teinture.”,  a-t-il simplement répondu.

Je me suis écartée en m’excusant et j’ai terminé mon ouvrage.


En échange de ces informations, j’ai dû raconter mon voyage en tant que louve. Il est toujours très attentif quand j’aborde ce sujet, comme s’il cherchait quelque chose dans mon histoire. En parler me semble étrange et me rend un peu malheureuse. La simplicité de ces instants me manque. Et je ne peux ignorer qu’ils signifient également la perte d’un ami.

Il m’a demandé pourquoi j’avais l’air si mélancolique lorsque je lui racontais cette histoire. Je lui ai parlé d’Arkhel, de nos au revoirs aux abords de la Comté qui se sont changés en adieux lorsque nous nous sommes retrouvés dans cette petite taverne. Il a essayé de n’avoir l’air de rien, mais je me demande s’il ne le connaît pas. Il a voulu savoir quels sentiments j’avais pour lui. Je lui ai simplement répondu que la vie des Elfes implique parfois certaines tristesses, comme celle de n’être pas l’élu de celle que l’on aime. J’ai eu la sensation qu’il comprenait ce qu’Arkhel pouvait ressentir, lui aussi avait l’air peiné. L’un comme l’autre avons gardé le silence, chacun perdu dans nos pensées.


On dit que c’est lorsque l’on perd quelque chose que l’on se rend compte de son importance. J’en ai fait des frais à deux reprises en si peu de temps.. J’ai toujours pensé que certaines personnes feraient toujours partie de mon paysage, Arkhel bien plus qu’un autre avec cette manie particulièrement agaçante d'apparaître aux moments où je m’y attends le moins. Les sous-entendus de Lya étaient limpides et je pense comme elle qu’il ne vaut mieux pas remuer le couteau dans la plaie.

Coriolan m’a prise dans ses bras pour me consoler, je me suis endormie ainsi. Lorsqu’il m’a réveillée pour mon tour de garde, j’étais toujours contre lui.



..~*~..



18 novembre XXX5


La journée s’est déroulée sans incident ni événement notable. Notre jeu se poursuit, je n’ai pas de mal à lui parler, ce qui est assez surprenant.

Après quelques questions futiles, je lui ai demandé si quelqu’un l’attendait quelque part, en me souvenant qu’il m’avait déjà interrogée à ce sujet. Il a répondu d’une manière bien énigmatique tout en me regardant avec insistance.

“Personne ne m’attend. Pas dans le sens où vous l’entendez, en tout cas. Cependant, une dame habite mon cœur, mais elle ne me voit pas. Ou bien, elle fait semblant de ne pas me voir.”

J’ai ressenti de la jalousie à l’égard de cette femme mais me suis bien gardée de le dire.


Je ne peux plus nier qu’il m’attire. Je ne comprends pas ce qui m’arrive.. J’ai toujours pensé que j’étais quelqu’un d’une fidélité à toute épreuve et que le souhait de cet inconnu se réaliserait un jour. Etait-ce finalement la même chose qu’Arkhel ? Je pensais qu’étant jeune, mon absence de choix concernant mes origines avait éteint mes sentiments. Peut-être que ce sortilège affreux n’efface pas que les souvenirs, mais tout ce qui concerne la personne jusqu’à la moindre parcelle de son existence..


Je me sens monstrueuse..



..~*~..



19 novembre XXX5


Nous avons gardé le silence tous deux aujourd’hui. Je n’ai pas réussit à sourire comme je l’aurais souhaité et même les pitreries de Lossëa ne sont pas parvenues à alléger mon humeur.

D’après Coriolan, nous devrions arriver aux Portes de la Moria demain dans la matinée.

Je ne cesse de réfléchir à ce que je ressens. J’ai l’impression que mon sang me joue un bien mauvais tour, comme si ce qui m’est arrivé ces derniers temps n’était pas suffisant..

J’aurais bien besoin d’être seule un moment pour faire le point, mais il est trop tard pour ça. Jusqu’à notre arrivée à la XXIe salle, je n’aurais d’autre choix que de garder pour moi ce que j’éprouve.

J’ignore ce que je suis sensée faire, y a-t-il seulement une ligne de conduite à suivre dans ce genre de situation ? Je ne peux demander conseil à personne, je dois trouver une solution seule à ce problème.


Il y a longtemps, lorsque mes parents étaient encore là, j’ai choisi la voie des Elfes afin de voir un jour la Forêt renaître de ses cendres. C’était la première fois aujourd’hui que je regrettais amèrement cette décision.



..~*~..



Coriolan observait sa compagne à la dérobée. Il se demandait si elle comprenait ses sentiments et ses allusions. Elle avait l’air perturbée par quelque chose, comme si elle menait un combat qu’il ne pouvait voir. Lui aussi livrait bataille, contre son propre corps. Que dirait Camellya si elle le voyait user de tant de potions pour se fortifier et pour apaiser la douleur de son crane ? Que c’était loin d’être raisonnable. Mais il ne pouvait abandonner maintenant.


Le trajet jusqu’au Seuil de Durin se déroula sans encombre malgré la pluie. Yualë franchit la porte de la Moria avec regret. La lumière du jour allait lui manquer.