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12 octobre XXX5


Le rêve ou la réalité, la question demeure. Je connais ces gens, je sais qu'ils existent et que je les ai rencontrés. Je me suis réveillée dans une maison que je n'avais jamais vu dans ce corps qui me semblait étranger alors qu'il est bien le mien. L'odeur de la forêt me manque, j'aimerais pouvoir me rendormir, oublier et retourner à ma vie faite de chasses et de courses sous la clarté de la Lune.

Il me semble que des pans entiers de ma vie sont obscurs. Les fragments de souvenirs qui me reviennent sont incomplets, ils portent en eux les germes de ma tristesse. Combien d'entre eux ai-je sacrifié ? Je pourrais facilement le savoir, il me suffirait de demander à voir mes carnets. Si je ne sais ce que j'ai perdu, je me connais assez pour savoir que j'ai dû tout noter malgré les difficultés que provoquaient ma blessure.

Pourtant, je n'ai pas envie de me plonger dans cette lecture. Ne pourrait-elle pas me faire plus souffrir qu'autre chose ? En ignorant ce que j'ai perdu, ne suis-je pas protégée des regrets que je ne pourrais contrôler si j'en apprends plus ? Mais si je décide de ne rien lire, n'est-ce pas une façon de tourner la tête et d'ignorer le mal que j'ai pu faire ?

Je prends conscience de l'absence de choix qui m'a été donnée, comme une mère à qui l'on demanderait lequel de ses deux enfants sacrifier pour sauver la vie de l'autre. Il n'y avait pas de bonne décision dans cet inextricable dilemme, chacune d'entre elles ne pouvait qu'amener son propre lot de tristesse et la vie était la seule option possible pour pouvoir encore agir et réparer mes erreurs.


Mes questions persistent. Je sais qu'il s'agit de quelqu'un pour qui mes sentiments étaient fort puisque je me souviens d'Arlienon, de mes parents et même d'Arkhel, mais j'ignore ce qu'il en était de notre relation. Camellya me dit qu'elle pense que je ne suis pas mariée, je n'ai aucun souvenir de ce genre également, c'est donc qu'il ne doit rien y avoir de la sorte. Mais..

Était-ce un amour à sens unique ? Connaissait-il mes sentiments ? En avait-il pour moi ? Avions-nous une quelconque relation ? Je ne souhaite pas avoir les réponses dès maintenant, je crois que j'aurais bien du mal à les supporter. En attendant, je peux écrire ce dont je me souviens, du bal et d'après..


Galadriel est une Elfe qui a de la poigne bien qu'elle soit toujours souriante et gracieuse. Il ne s'agit pas d'une femme envers qui l'on peut lutter, ses choix sont loi et j'en ai fait les frais.

Peu de temps après notre arrivée au bal, elle s'est jointe à ses convives et nous avons échangé quelques mots. Elle m'a simplement dit de la retrouver lorsque la foule serait plus clairsemée afin de parler de mon problème. J'étais bien décidée à lutter contre elle et ne pas céder jusqu'à ce qu'elle trouve une solution ne nécessitant aucun sacrifice, mais elle m'a piégée. Mes souvenirs sont encore un peu flous, mais il me semble bien qu'elle m'a offert un verre lors de notre première discussion. Elle a dû mettre quelque chose dedans, car il m'a été impossible de m'exprimer clairement par la suite, je n'ai pu que l'écouter avant de m'évanouir.

C'était il y a une vingtaine de jours.


Je n'ai pas eu la sensation de dormir, j'ai juste eu l'impression de changer de lieu et de temps. Je me souviens d'un espace sombre et d'une chute qui n'en finit pas, j'ai voulu me débattre, mais il n'y avait rien pour me rattraper. Je me rappelle qu’à bout de force, j’avais finalement cesser de lutter pour me laisser partir et à mon réveil, j'étais louve. Sentir l'herbe se pencher sous mes pattes, hurler à la Lune changeante, courir au sein de la meute étaient des activités auxquelles je me livrais avec plaisir. J'aimais chasser auprès de mes compagnons ou protéger notre forêt des peaux vertes qui tentaient de l'envahir. Malgré mon affection pour cette existence simple empreinte de calme et de joie, il me manquait quelque chose. Petit à petit, je me suis écartée des loups que je côtoyais et j'ai cherché les raisons de mon malaise.

Il y avait comme une voix lorsque je dormais, qui me disait de regarder les étoiles, car elles avaient un message à me transmettre. J'avais beau hurler vers elle, je ne comprenais pas alors je parcourais rageusement la forêt et explorais de nouveaux endroits. Les Hommes rongeaient les bois pour y installer leurs villes, grignotant autant que les peaux vertes la splendeur des lieux. Je me souviens avoir traversé leurs routes à de nombreuses reprises et m'être arrêtée auprès de l'un d'entre eux qui m'inspirait de la confiance.


Je ne sais pourquoi, mais la voix que j'entendais auprès des étoiles était la sienne. J'ai commencé à le suivre de loin et l'ai vu s'éloigner des villes. J'ignorais quel était son but, pourtant je continuais de prendre les mêmes chemins que lui. Lorsqu'il reprenait la route, le matin, c'était toujours en laissant dans son précédent campement quelques morceaux de viande pour moi.

Le voyage fut long, nous avons vu bien des paysages, neigeux, flamboyants, ternes.. Jusqu'à ce que je reconnais aujourd'hui comme étant les abords de la Comté. Il n'est pas reparti le matin comme à son habitude, il semblait attendre quelque chose. Je suis restée non loin à l’observer et il s'est mis à parler.


"Yualë, ma douce compagne, tu as veillé sur moi durant ce long voyage, mais je sais que ta place n'est pas ici. Je t'ai conduit jusque-là, mais ne peux aller plus loin. Continue ta route, nous nous reverrons un jour, jusqu'à ce moment, prends soin de toi."


Il s'est levé et a commencé à rebrousser chemin. À ce moment, je ne comprenais pas ce qu'il disait. Avec le temps, j'avais simplement noté qu'il utilisait le mot "Yualë" quand il désirait s'adresser à moi et le ton qu'il avait employé était celui des adieux.

J'ai continué seule, j'étais bien loin de chez moi et des miens, mais je n'avais pas de regret. Je n'entendais plus la voix, mais un appel bien plus puissant émanait de quelque part dans cette contrée verdoyante. J'ai cherché durant plusieurs jours, errant dans les champs, tuant des musaraignes et d'autres nuisibles pour me nourrir, gardant mes distances lorsque je croisais des congénères.

J'ai fini par atterrir dans un village caché au creux de vallons respirant le calme. J'ai croisé de nombreuses personnes vaquant à leurs occupations, mais c'était comme si elles ne me voyaient pas. J'ai laissé mon instinct me guider pour mes derniers pas, il m'a conduite dans l'une des maisons du voisinage. À l'intérieur, se trouvait un homme attablé à une étude, lisant quelque chose, debout derrière lui se tenait une femme, les mains posées sur ses épaules. Je ne pouvais distinguer leur visage ni comprendre les mots qu'ils échangeaient. La fatigue m'a soudain envahie, comme si elle avait patiemment attendu son heure, je me suis allongée à leurs pieds et me suis endormie.


À mon réveil, j'étais dans ce lit inconnu dans ce corps ne ressemblant pas à mes souvenirs. Avais-je entendu quelqu'un qui voulait me revoir ? Était-ce mon âme vagabonde qui cherchait sa véritable forme ? Je suis incapable de répondre à cette question.

Maintenant que je suis là, il va me falloir faire face aux choix que je n'ai pas fait, à ceux de cette étrangère qui a décidé pour moi de mon avenir. Serais-je en accord avec ses résolutions ? Il serait malvenu de dire qu'il ne s'agit pas de moi bien que celle que j'étais avant cette expérience n'est plus celle que je suis aujourd'hui. Une part de mon être a disparu, effacée avec mes souvenirs, je ne sais ce que j'ai gagné en échange, si ma santé est à présent préservée et s'il y a d'autres choses.

De nombreuses questions tourbillonnent dans ma tête concernant ce que j'ai perdu et oublié. Je sais qu'il y avait quelqu'un d'important, de plus cher que toutes les personnes que j'ai pu rencontrer, je dois décider de ce que je dois faire à présent sans rien savoir de ce que j'ai fait par le passé. C'est une situation bien étrange..

Pour l'instant, je vais demander à récupérer mes carnets, lorsque je serai prête et pourrai faire face à mes propres décisions ainsi qu'aux siennes, à ce moment là, je pourrai les lire.